almi
Messages : 13 Date d'inscription : 18/11/2015
| Sujet: Voyage au bout de la nuit - LA 3 : ouvrier chez Ford- lecture analytique- Mer 18 Mai - 10:40 | |
| "Tout tremblait dans l'immense édifice [...] un cerveau nouveau pour toujours"- Introduction:
Voyage au bout de la Nuit est un roman publié par Céline, un auteur antipatriotique et antisémite. Ce roman picaresque explore toutes les misères des hommes avec un certain cynisme. Il est rédigé dans un langage argotique, mimétisme du parler populaire. Le roman démontre la vacuité de l'existence à travers le voyage d'un anti-héros. Bardamu est confronté aux pires cauchemars et condamné à une fuite perpétuelle. Dans cet extrait, Bardamu se retrouve ouvrier dans une usine Ford, aux Etats-Unis. C'est l'occasion pour Céline de dénoncer la méthode du travail à la chaîne, et de détruire le mythe du rêve américain.
- I. Un récit empreint de réalisme:
- 1/ la description réaliste de l'usine:
L'usine est avant tout marquée par l'effervescence due aux machines en marche : on remarque en effet un champ lexical du tremblement ("secousses", "tremblotante", "petits coups précipités"...). La syntaxe désordonnée, avec les nombreuses virgules qui créent un rythme sectionné, participe aussi à un mimétisme de ce mouvement continuel. On relève également un champ lexical du bruit ("bruit de rage énorme", "continuité fracassante", etc.) Enfin, l'évocation du métal jalonne le texte :"ferraille", "boîte aux aciers", "quincaille", "clinquant", "raidi comme du fer".
- 2. la souffrance:
Cette peinture objective de l'usine se double d'une critique implicite : le travail à la chaîne, au milieu des machines, affecte la perception physique. En effet, le corps occupe une place importante dans le récit : les parties du corps sont déclinées à plusieurs reprises ("le tour de la tête", "yeux", "tympans", "gorge"). La comparaison "comme des espèces de silence qui vont un peu de bien" est un euphémisme qui signifie que les ouvriers sont en train de devenir sourds. Le travail produit également des troubles olfactifs ("odeur d'huile") ; la poussière et la fumée s'infiltrent partout, comme le montrent les expressions "brûle les tympans", "dedans des oreilles par la gorge". Et pour couronner le tout, les affirmations "on emporte le bruit dans sa tête" ainsi que "nez nouveau, cerveau nouveau" montrent que la souffrance ne se résume pas au lieu de l'usine, elle les poursuit même une fois leur travail terminé. La souffrance est devenue le quotidien des travailleurs et ils vont devoir apprendre à vivre avec.
- II. La dramatisation épique:
Ce récit dépasse la dimension purement matérielle ; l'imaginaire célinien transcende le réel pour atteindre le registre de l'épopée.- 1/ L'Homme devient machine:
- l'être humain, représenté par les ouvriers, est peu à peu dégradé. Ils commencent par être animalisés : en témoignent les termes "viandes", "tripes" et, de plus en plus scandaleux, la comparaison du contremaître avec un porc ("il a grogné comme un cochon"). Les gestes que fait Bardamu ("la très simple manœuvre", qui consiste à passer des boulons sur un objet, on le devine car il s'agit du travail à la chaîne) l'apparente à un singe, à qui on ne demande pas de réfléchir. Il en va de même pour le contremaître : "par les gestes seulement, il m'a montré". Pour finir, le caractère humain du personnage semble disparaître avec son intelligence, comme le montre l'hyperbole "les trois idées qui restent à vaciller ... derrière le front de la tête", et le fait que les travailleurs sont privés de la faculté de parole ("On ne pouvait plus ni se parler ni s'entendre", Personne ne me parlait"). - La métamorphose se fait sous forme de gradation : de bête, l'homme devient un objet, c'est à dire une machine à exécuter les ordres. On a donc affaire à une réification. L'expression "on devenait machine aussi soi-même", qui est une prise de conscience du narrateur, en fait foi. Mais cet éclair de lucidité arrive trop tard : il est pris dans l'étau du fordisme et condamné à une régression progressive. L'hyperbole "tout ... est raidi comme du fer" traduit une atmosphère fantastique : le réel est transfiguré, la nature métamorphosée en fer. "Abolir la vie du dehors, en faire de l'acier" sont les mots de Henry Ford mis dans la bouche de Bardamu et plus ou moins déformés. Ces paroles participent à la métaphore épique et traduisent cette perte de leur humanité dont son victimes les travailleurs. Lorsque Bardamu, novice, ne parvient pas à effectuer son travail correctement, les dirigeants de l'usine le traitent à nouveau comme un robot qu'on remplace. On le voit dans la phrase suivante : "On ne me blâma point... je fus transféré, raté déjà" : en effet, on ne blâme pas une machine défectueuse. Les responsables de l'usine recherchent à tout prix l'efficacité et non la relation humaine. De même, le narrateur est annihilé dans la masse des travailleurs, comme le souligne le pronom "on" à maintes reprises. Le terme "l'aveugle d'à-côté", un rien péjoratif mais surtout impersonnel, reflète également cette perte de l'individualité. De plus, le nom "aveugle" est polysémique : il peut suggérer que cet ouvrier ait perdu la vue à cause de l'obscurité permanente ; il l'apparente également à une machine à qui on ne demande pas de voir le monde extérieur, hormis la pièce qu'il est chargé de fixer ; enfin, on peut se demander si ce ne serait pas une allusion à la résignation de l'individu, qui accepte de fermer les yeux sur ces injustices, fatigué de lutter.
- les machines sont personnifiées:
Le processus de déshumanisation des ouvriers s'accompagne d'un réveil des objets, qui s'animent et semblent dotés d'une force mystérieuse. Ainsi, le narrateur se retrouve perdu dans un "immense édifice", qualifié plus loin d' "infinie boîte aux aciers" qui est en catastrophe, qui semble ne plus pouvoir s'arrêter se tourner et provoque une sorte d'étourdissement. L'expression "possédé par le tremblement" évoque une pression, une sorte d'étau. Enfin, la phrase suivante : "A mesure qu'on avançait on les perdait les compagnons", rappelle le puits du Voreux qui, dans le roman Germinal de Zola, engloutit chaque jour sa fournée de mineurs. L' "immense édifice" s'apparente donc ici à un prédateur, qui prive les hommes de leur humanité avant de les broyer. Cette impression est renforcée par la personnification du "petit wagon tortillard". Celle-ci se fait à travers les verbes "se tracasse" et "frétiller", ainsi que les groupes nominaux "le petit hystérique" et "ce fou clinquant". L'expression ironique "les ouvriers soucieux de faire tout le plaisir possible aux machines" comporte une dimension angoissante, elle participe à la métaphore qui émaille ce récit, et qui fait des hommes les esclaves du monstre. Le chariot qui est supposé être un objet manipulé par les ouvriers, est ici chargé de "porter aux hommes leurs rations de contrainte" ; l'hyperbole "les mille et mille instruments qui commandaient les hommes", qui clôt l'avant-dernier paragraphe, démontre que le rapport de force s'est inversé. Le système a gagné, il est parvenu à effacer chez ses ouvriers tout ce qui les rendait humains ("on n'existait plus que par une sorte d'hésitation entre l'hébétude et le délire"), une journée de travail à la chaîne chez Ford a suffi pour donner à Bardamu "un cerveau nouveau pour toujours".
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